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Cinquante-trois ans plus tôt le ciel au-dessus d'Amherst devient noir comme à la mort du Christ. Un orage éclate alors qu'une calèche traverse un bois de pins. Les éclairs fusillent les arbres, les diables du déluge mitraillent le toit de la calèche contrainte de s'arrêter. À l'intérieur se trouve la petite Emily, deux ans et demi, que sa mère, sur le point d'accoucher de Vinnie, vient d'envoyer pour un mois chez la tante Lavinia. L'enfant fixe l'apocalypse, supplie sa tante : « Ramène-moi chez ma mère, ramène-moi chez ma mère. » Les soldats agonisants appellent ainsi et personne ne leur répond. Personne ne répond non plus à la petite guerrière de deux ans et demi égarée sur le champ de bataille du monde. Soudain, rencognée sur la banquette de cuir, surnaturellement, elle se tait. « Si vous n'avalez pas votre mort et votre peur d'un seul coup, vous ne ferez jamais rien de bon », dit Thérèse d'Avila. C'est ce que vient de faire l'abandonnée : la terreur des tonnes d'eau, l'irréparable silence de la mère – elle vient d'avaler ça d'un coup. Les diables s'en vont ailleurs donner du poing, le ciel brille admirablement, le voyage peut reprendre.
Il y a chez tante Lavinia un piano. Les notes qui en sortent sont comme les pétales de fleurs de cerisier : des atomes de lumière qui rincent l'air et le cœur. On laisse Emily faire courir ses doigts sur le clavier. Elle parle de temps en temps de ses parents et du « petit Austin » mais ne manifeste aucun souhait de les voir. Il n'y a aucune différence entre l'absence et la mort. Elle a perdu tous les siens et elle porte bravement le deuil, s'efforçant de ne peser sur personne. Elle ne pose aucun problème sauf un dimanche, à la messe où on l'emmène et où elle parle un peu trop fort, ce qui lui vaut une claque. D'avoir reçu le noir baptême de l'abandon a rendu Emily invulnérable comme sont les morts. Qui a tout perdu peut tout sauver. Auprès d'elle les âmes s'enflamment comme des rosiers : elle irradie tant de calme que sa tante aime, le soir, à l'heure du coucher, s'allonger quelques instants à ses côtés, comme on vole à une sainte sa pauvre paix, en touchant un bout de sa robe.
Tante Lavinia, donnant des nouvelles, écrit que l'enfant « accourt toujours vers elle au moindre souci ». Plus tard Emily confiera avec une angélique brutalité n'avoir jamais eu de mère et « supposer » qu'une mère est « quelqu'un vers qui vous vous tournez quand une chose vous tourmente ». C'est une parfaite définition de ce qu'est une mère. On ne connaît jamais mieux une chose que par son manque.